Lorraine. "Attention aux gourous de la santé mentale" prévient Denis Renaud, directeur de l’ALSMT 54

Vous êtes plus connu sous l’appellation « médecine du travail », mais il s’agit, en fait, de l’Association lorraine de santé en milieu de travail (ALSMT). Quel est votre rôle ? Les salariés peuvent vous solliciter à n’importe quel moment et anonymement ?
« Tout salarié peut demander, sans en parler à son employeur, à voir son médecin du travail en dehors de la visite périodique qui peut être de cinq ans pour les suivis simples, de trois ans pour les suivis particuliers, femmes enceintes, handicaps… et de deux fois deux ans pour les suivis renforcés, ceux qui ont un travail à risques particuliers. Vous avez une obligation d’affichage, dans toutes les entreprises, des coordonnées du service de santé au travail et du médecin du travail. Le salarié doit l’avoir à disposition. »
Et donc, généralement, quand il vous appelle, c’est pour un problème en lien avec la santé mentale ?
« En première intention, généralement, oui. La santé mentale, c’est un équilibre entre différents facteurs. Les facteurs physiques, psychiques, émotionnels, sociaux, spirituels, éventuellement, et économiques. Or, le travail, c’est un facteur d’inclusion sociale, d’estime de soi. Lorsqu’il est face à une situation de travail à risque, le salarié demande à voir son médecin du travail pour lui faire part de sa peur, de ses préoccupations : les problèmes psychologiques qu’il peut rencontrer, de pression, de gestion du stress… Dans le cadre du management, on a beaucoup de situations de positionnement hiérarchique compliqué qui fait que le salarié ne s’y retrouve pas. »
Que pouvez-vous faire contre ces risques psychosociaux ?
« Le médecin du travail peut, d’abord, se mettre en situation de dialogue avec l’employeur. Après une consultation comme avec n’importe quel médecin, le salarié peut demander d’agir ou pas. La demande de consultation peut aussi émaner de l’employeur. En fait, le médecin du travail, c’est le chaînon manquant dans la relation entre l’employeur et le salarié. C’est souvent lui qui rétablit la relation employeur-salarié quand elle est rompue. »

Santé mentale au travail : « Écoutez, j’en peux plus, je vais le tuer ! »
Donc, pour une bonne santé mentale au travail, il faut quoi, c’est quoi le message aux managers ?
« Alors, c’est sûr que c’est un discours qui est un peu général, un peu difficile à entendre, mais il faut imaginer la santé mentale comme un jeu de construction. À partir du moment où vous commencez à enlever une brique, il y a un déséquilibre. Donc, il faut se poser la question : est-ce que quand vous enlevez cette brique, c’est temporaire ou pas ? Est-ce que vous allez pouvoir la compenser et préserver l’équilibre ? Et puis, peut-être, il faut aussi se dire que ce n’est pas forcément la faute de l’entreprise. On peut, aussi, sans s’immiscer dans la vie privée, conseiller au salarié qu’on sent humainement en difficulté d’aller voir le médecin du travail parce que lui, il peut ouvrir le dialogue, faire des choses. Vous lui demandez d’appeler le médecin du travail, c’est le médecin du travail qui fera. Le manager est tenu de rester dans une relation normale. Il ne peut pas aller au-delà. Vous n’avez pas le droit d’être intrusif. »
À quel genre de situations explosives êtes-vous confrontés et comment les gérez-vous ?
« Typiquement, c’est l’appel qui dit : “Écoutez, j’en peux plus, je vais le tuer !” Déjà, il y a la gestion du stress. On va faire retomber la pression. Dites-nous ce qu’il se passe… Si vraiment vous avez un problème, vous sortez de votre bureau, vous allez marcher, vous revenez… Dans ces cas-là, on va vous trouver un rendez-vous rapidement. On laisse toujours une place pour les urgences. »
Vous dénoncez les « gourous » du bien-être au travail. Qui sont-ils ?
« Je vise les mutuelles. Elles font un mal fou. Elles font croire qu’il suffit d’une téléconsultation, d’un coup de téléphone ou d’une intervention collective de sensibilisation pour rendre le monde merveilleux. Qu’elles fassent leur boulot de mutuelle. Nous, notre rôle, c’est la prévention. On a des gens qui sont formés pour ça. Une mutuelle ne va pas aller dans une entreprise pour faire le tour de l’entreprise, évaluer les risques. Donc, elle va venir pour calquer un modèle, une sensibilisation généraliste en entreprise. Ça apporte quoi ? La réalité, l’efficacité, l’efficience, elle n’est pas là. Elle est dans une approche de proximité avec des gens qui se déplacent et savent adapter leurs discours et leurs préconisations. Nous, nous avons une force née de la pluridisciplinarité. Et c’est gratuit. Donc, je dis aux entreprises : avant de céder aux sirènes, avant d’aller dépenser 1 € dans un conseil extérieur, appelez-nous. »
Vous avez un pouvoir de coercition ?
« On rend des avis et des conseils. L’employeur n’est pas tenu de les suivre. Par contre, il doit se justifier et, en cas de contrôle, sa responsabilité est engagée. Il faut comprendre que nous agissons sous délégation de la responsabilité de l’employeur. C’est l’employeur qui a la responsabilité de la sécurité de ses salariés. Il nous délègue cette responsabilité. On a une offre socle, mais, en contrepartie, il reste le décisionnaire. Donc, il peut très bien refuser une proposition d’aménagement de poste par exemple. Après, s’il y a un accident du travail, sa responsabilité peut être engagée s’il n’a pas tenu compte des conseils qu’on lui a donnés. Par contre, lorsqu’on rend un avis d’inaptitude pour un salarié, là il est obligé de le suivre. Il peut ensuite le contester devant les tribunaux. »
Pour en revenir à la santé mentale, vous constatez une envolée des « burn-out » ?
« Il faut faire attention à ce qu’on dit au niveau du “burn-out”. C’est un aspect d’un déséquilibre de santé mentale très large. On place sous ce vocable beaucoup de choses. Dans le déséquilibre de la santé mentale, il y a des gens qui souffrent de maladie psychique, mais qui peuvent travailler sans aucun problème. C’est souvent du handicap totalement invisible. Et puis, vous avez des gens qui peuvent faire des dépressions. La dépression n’est pas forcément un “burn-out”. Elle peut être multifactorielle. Et là, il y a un déséquilibre de la santé mentale. L’évolution principale de la santé au travail, c’est que maintenant on a une vision de prévention primaire et globale. C’est-à-dire qu’on prend l’individu dans sa globalité. On ne le découpe pas en tranches horaires. On ne dit pas : la santé au travail, c’est de 7 h à 18 h. »
Le « déséquilibre » est donc à chercher au-delà du milieu professionnel ?
« À notre niveau, on va essayer de donner des clés pour se rendre compte du moment où le déséquilibre survient. Prenons l’exemple des aidants familiaux. Vous avez quelqu’un qui arrive à son boulot toujours en retard, fatigué. Ce que vous ne savez pas, c’est qu’il se lève à 5 h du matin pour s’occuper d’un parent. Quand il arrive à son poste, il a déjà trois heures de travail derrière lui. Donc, cette information, vous ne l’avez pas forcément parce que les aidants ne se déclarent pas. Et pourtant, elle va avoir une incidence directe sur la santé mentale du salarié. Cette notion de faire la part des choses entre la compétence attendue, la compétence donnée, celle qui peut être exceptionnelle et celle qui peut être inférieure, ça, c’est le boulot d’un manager. Il doit savoir composer avec tout cela. L‘équilibre de la santé mentale, c’est aussi cette capacité du manager de trouver un point d‘équilibre. Nous, ce qu’on peut dire à l’employeur, c’est, écoutez vos salariés. »
Le Républicain Lorrain